Emploi dans la tech, mauvaise foi et compagnie

Analyse cash du marché de l'emploi tech actuel, entre levées absurdes, baisse des recrutements et réalité terrain que peu osent dire.
Dans ce billet, je tiens à répondre publiquement aux quelques retours que j'ai eus concernant mes contenus :
...dans lesquels je parle de l'emploi dans la tech, des difficultés actuelles sur le marché et je donne mon avis concernant les tailles d'équipes.
Je tiens à rappeler plusieurs points :
- En ce moment, le marché de l'emploi dans la tech est tendu, peu de boîtes recrutent
- Les juniors sont souvent lésés
- Les freelances perdent sur les TJM et sur les conditions (le full remote devient rare)
L'IA n'a rien à voir là-dedans, ce n'est qu'une régulation du marché après avoir été, pendant longtemps, prospère, voire même dans l'excès.
La chute du marché tech
Pré-levée
Ça ne date pas d'hier. L'écosystème startup, et la tech de manière générale, prend de plein fouet une crise systémique due à des années d'excès et d'abus.
Oui, d'abus !
Les startups ont fait énormément de levées. Tous types de projets se voyaient financés. Entre la BPI qui arrosait tout ce qui passait, les fonds privés, etc., les fondateurs se sont donnés à cœur joie dans tout type d'idées, même les plus farfelues.
J'ai tendance à décrire ça comme étant des projets "popcorn pour chien", c'est-à-dire qui n'ont aucun sens, aucun marché palpable, voire même viable.
Entre les levées de fonds sur PowerPoint ou sur tableau Excel prévisionnel... Je ne vous dis pas le nombre de fois où ça m’a fait tomber de ma chaise quand je voyais des pitchs d’un fondateur montrant des courbes avec des dates dans le futur, en disant : "D'ici telle date on va faire 10M de CA, puis l’année d’après 15M de CA."
Les gens exagèrent tellement tout, basés sur une croissance actuelle du type : je suis passé de 1 client à 2, puis de 2 à 4 ces deux derniers mois, donc j'ai une croissance de 100 % !
Forcément qu'on fonce dans le mur avec un comportement pareil, et inévitablement, les financeurs se font déplumer au passage.
D’avoir autant profité de la crédulité des gens, qui n’y connaissent rien au passage, coucou les investisseurs 👋 (rien de personnel, mais juste factuel).
De voir que les gens sont déjà en train de chercher leur portefeuille dès qu’ils entendent des buzzwords :
- en 2010-2011, c’était le mot saas
- en 2012/2013, c’était le mot cloud
- en 2015, c’était marketplace, on allait "uberiser" le monde entier
- en 2017, c’était blockchain ou crypto
- en 2022 jusqu’à aujourd’hui, c’est IA ou Agent
Mais sérieusement ?
Comment voulez-vous que ça aille bien quand t’as littéralement des gens qui utilisent ces buzzwords pour soutirer des fonds à d'autres de la manière la plus ridicule possible :
Nous, c’est Toto, on a lancé le premier projet de livraison à domicile dans la blockchain...
WHAT ??? D’où t’as besoin d’une blockchain pour ça ? Mets des logs sur un point géoloc à intervalle régulier et t’es bon. Tu vas limiter les vols. Pas besoin d’une blockchain pour ça...
Ou encore :
Nous, c’est Titi, on est la première boîte de recommandation de profils freelance par IA...
Pareil. Si tu sais pas lire un CV, comment tu fais pour ne pas te faire enfler ?
Je veux dire : tu as littéralement partout des systèmes de rating sur les plateformes. Pourquoi demander à une IA de biaiser le process sur une base de savoir qu’elle a englouti (qui, je le rappelle, n’est pas infinie mais limitée) ?
Par exemple : factuellement, il y a plus d’hommes qui occupent des postes à responsabilité, c’est un fait . Sur cette base, qu’est-ce que l’IA est censée comprendre ? Que les hommes sont meilleurs ?
Ça ne fait aucun sens !
Mettre de la blockchain partout, mettre de l’IA partout... Arrêtez d’essayer d’entuber les gens avec de la mer...
Et vu que les sociétés se sont bien amusées pendant des années, forcément il y a un retour de bâton à un moment. Et ce moment, c’est maintenant.
Les fails post-levées
Une fois les fonds obtenus, il faut en faire quelque chose.
Pour les startups qui avaient un projet viable, et une base vraiment intéressante, la levée de fonds a créé un stress "inutile" qui a précipité la fin de plusieurs sociétés.
Une fois l’argent en main, il faut rendre des comptes. Et ça a créé un phénomène de tentative de scale-up à tout prix qui a tué la plupart des boîtes sur le marché.
L’argent levé, ce n’est pas du revenu, c’est un emprunt qu’il va falloir rembourser, avec des intérêts. Et quand on fait des courbes et des spreadsheets qui expliquent qu’on va faire 50M dans 3 ans parce qu’on double de taille aujourd’hui sur une base client qui passe de 10 à 20... forcément, on a tout faux.
J’imagine aussi qu’il y a une évaluation du marché cible. Mais c’est à coup sûr un moonshot, car ces prédictions ne prennent jamais en compte :
- la capacité d’une boîte à accélérer ou non sa production
- la concurrence sur un marché cible, qui peut arriver du jour au lendemain à cause ou grâce à la mondialisation
- les phases de hype, qui vont amener plein de clients pouvant très bien quitter le bateau dès que la vague est passée
Pour tenir leurs promesses, les entreprises ont longtemps essayé de recruter à tout va afin d’augmenter leur productivité. Ce qui a donné naissance à tous les process (un peu bullshit parfois) d’Agile, de DDD, de ceci et de cela. Non pas que je trouve ça inutile, mais clairement pas utilisé à bon escient.
Et c’est cette crainte de ne pas atteindre cet objectif qui a été le moteur de l’emploi pendant des années en France.
Qu’on le veuille ou non, initialement, les postes de PO, PMO, etc., étaient occupés par des techs (vu leur compréhension du sujet, ils étaient les plus à même d’organiser). S’en est suivie une augmentation massive du besoin de production, d’où le manque de développeurs. Donc ces postes ont commencé à être occupés par des gens qui avaient moins de "légitimité" (sans vouloir vexer qui que ce soit, c’est encore une fois factuel).
Mettez tout ça bout à bout, vous avez le cocktail explosif de la crise d’aujourd’hui.
La crise
C’est la traversée du désert pour beaucoup de gens en ce moment, et pour cause.
Après avoir recruté à tout va, après avoir brûlé autant de fonds, les entreprises font faillite. Les gens sont mis à la rue. Et vu l’augmentation de profils en recherche au même moment, cela crée encore moins de discernement pour la suite.
Résultat :
- Les TJM chutent car beaucoup de freelances se disent : "vu que je ne trouve rien, il faut être plus abordable"
- Les juniors sont directement en compétition avec des gens qui ont parfois 3 fois plus d’expérience
- Les sociétés ont beaucoup moins de fonds à injecter dans leur croissance, donc un impact direct sur le nombre de missions freelance publiées à un instant T
Et je sais que tout ce que je dis ne plaît pas à tous, mais c’est juste un constat de ce qui se passe.
À moins d’aimer se mentir et se voiler la face à outrance, en définitive, il y a un poste sur le marché pour une dizaine de devs en demande.
Donc on fait quoi ?
Soit on continue de soutenir ce modèle qui ne fait aucun sens, soit on s’adapte.
C’est-à-dire :
- comprendre que l’emprunt ne confère pas la capacité d’atteindre un objectif. Ce n’est pas parce qu’on vous donne 100M que vous serez en mesure de fabriquer une fusée pour aller sur Mars, par exemple
- comprendre que chercher l’hyper-croissance n’assure pas de devenir leader d’un marché. Parce qu’il y a trop de façons de reprendre un marché occupé, en bradant par exemple, et c’est possible depuis des pays émergents où la main-d’œuvre est moins chère
- comprendre que "plus de tout" (employés, part de marché, clients, etc.) = "plus de problèmes" aussi. Et le but du jeu, c’est de réussir à se positionner toujours au-dessus des problèmes en matière de rentabilité afin d’absorber les chocs
- comprendre que la croissance organique (le bootstrapping), c’est s’assurer de maîtriser chaque étape, d’être en cohérence avec son marché à chaque instant, et d’avoir des bases beaucoup plus saines face à un black swan
Conclusion
Alors oui, ce que je dis ne plaît pas à tout le monde. Dire à quelqu’un qu’il est sur un marché extrêmement concurrentiel, qu’il a moins de chance que les autres de gagner la bataille, ça ne fait pas plaisir. Ni à eux, ni à moi.
Mais c’est un fait. Et c’est pareil pour tout le monde.
Oui, c’est un discours qui dérange. Non, je ne vais pas vous mentir pour vous faire plaisir. Sachez que moi aussi, sur mes prospections, je subis le marché tel qu’il est. Mais à l’inverse de beaucoup de gens, je ne fais pas l’autruche sur la situation et je ne vais pas me mentir pour croire que tout va bien.
Je préfère avoir la tête sur les épaules et me dire : ok, là il y a un mur si je continue dans cette direction, plutôt que de faire semblant de ne pas voir qu’il y aura de moins en moins d’offres sur le marché tech à l’avenir.
Car je le répète, quand on lit les chiffres aux US :
- Intel licencie > 15k personnes
- IBM licencie 8k personnes
- Paypal licencie 2,5k personnes
La liste est longue... Rappelez-vous : la France est en décalage par rapport à ce qui se passe ailleurs dans le monde. On est juste jet-lagués. Si vous n’avez pas (encore) vu cette vague arriver, laissez-moi vous dire que ça ne va pas tarder. Même si les process chez nous sont compliqués à mettre en place (protection salariale, etc.), ça va tout de même arriver.
Et pour le moment, c’est sur le recrutement que ça transpire le plus. C’est-à-dire qu’à défaut de ne pas pouvoir faire sortir, on va déjà bloquer les entrées et commencer à réguler.
Face à ça, vous avez une solution : augmenter au maximum votre valeur individuelle, afin que la question ne se pose même pas sur votre capacité à faire avancer les choses.
De même, je maintiens qu'une taille d'équipe réduite est plus performante qu'un groupe de 200 personnes en feature teams.
C'est pourquoi, nous allons probablement assister dans les prochaines années à la création massive de boîtes tech de très petite taille. Je pense également, qu'au lieu d'être un frein à des objectifs très ambitieux, cette configuration a beaucoup plus de chance de faire aboutir un projet plus conséquent grâce à une vitesse d'exécution impossible à atteindre dans de trop grandes équipes.
#hope

Alexandre P.
Développeur passionné depuis plus de 20 ans, j'ai une appétence particulière pour les défis techniques et changer de technologie ne me fait pas froid aux yeux.
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